mercredi 1 août 2012

Vie et mort de Monsieur Trololo


Un Eduard Khil très, très heureux de sa seconde chance
 



Ce message a été révisé pour la première fois le 30 août 2012.
 

Il était une fois un vieux Russe tranquille, ex-superstar de la chanson soviétique et pauvre «has been» complètement oublié depuis plus vingt ans, qui devint célèbre sur toute la planète grâce à une vidéo à la ringardise hilarante qu'il avait tournée presque trente-cinq ans plus tôt.  La gloire et la fortune réapparurent alors comme par magie dans la vie d'Eduard Khil, rebaptisé «monsieur Trololo» par les nouveaux fans qui l'avaient découvert sur YouTube. Ce crooner de 75 ans, qui pouvait jusque-là s'estimer heureux quand il chantait dans un hospice de vieillards pour un cachet dérisoire, se voyait tout à coup offrir des sommes fabuleuses pour des minispectacles dans des boîtes de nuit branchées! Il recevait même des propositions pour une tournée mondiale! Par ailleurs, la télévision russe, qui l'avait depuis longtemps relégué aux oubliettes, le réclamait à grands cris pour des interviews et des émissions spéciales en son honneur.
 
Monsieur Trololo, un vieillard enjoué mais un peu simplet, remercia avec une effusion touchante ses nouveaux fans devant les caméras de télévision. Il était si naïf qu'il ne comprenait même pas qu'il était devenu une sorte de phénomène de foire! Sa candeur et son sourire radieux, bien plus que son talent musical, firent de lui l'idole des internautes du monde entier. Le «Trololoman» semait la bonne humeur autour de lui, il était devenu le plus gentil grand-papa de l'Internet, un «rayon de soleil sur deux jambes».
 
L'histoire ci-dessus est si jolie que j'aurais voulu la croire sans aucune réserve... N'y parvenant pas malgré toute la bonne volonté de «l'enfant en moi», j'ai voulu connaître l'homme qui se cachait derrière le personnage caricatural de «monsieur Trololo».
 
Ce faisant, j'ai découvert un grand artiste qui avait été le chouchou des meilleurs auteurs soviétiques de chansons populaires des années '60 et '70. Eduard Khil a enregistré des centaines de chansons dont plusieurs sont devenues des classiques de la musique populaire russe. Pendant deux décennies, il a été une superstar qui devait se débattre dans des nuées de femmes hystériques après ses concerts, il a reçu les plus grands honneurs de son gouvernement, il a chanté dans 80 pays... La cinquantaine et la perestroïka l'ont fait passé un peu de mode. Même s'il a continué à donner des concerts et à faire des apparitions sporadiques à la télévision, sa carrière sur disque s'est interrompue en 1986 pour ne reprendre que bien des années plus tard, et ce, de façon plus que modeste.
 
L'homme, lui, reste pour la plus grande partie un mystère. Toujours sympathique et enjoué avec les journalistes, Eduard Khil protégeait farouchement sa vie privée. Contrairement aux vedettes américaines qui font de leur vie un livre ouvert, ce vieux Soviétique avait appris que garder ses secrets était une condition sine qua non dans sa vie privée et professionnelle, une question de survie! Du reste, excellent conteur, il servait toujours les mêmes histoires hautes en couleurs aux reporters.
 
D'une grande classe, il a toujours refusé de laver son linge sale en public. Aucun ragot malsain sur un autre artiste n'a jamais souillé ses lèvres lors d'une interview. Il ne parlait que des gens qu'il aimait.
 
Certes, il ne se privait pas de critiquer le monde du spectacle de l'époque soviétique (son répertoire et son image publique étaient alors sous le contrôle d'un ministère de la culture qui avait en horreur toute trace d'originalité) et le show business moderne (qui fait la part belle aux petites amies des oligarques, des idiotes sans voix et sans talent, et qui ignore les vieux chanteurs avec une vraie voix, même les plus grands). «De nos jours, c'est le fric qui vous fait passer à la télévision, pas le talent,» déplorait-t-il en 2004. (À compter de mars 2010, il aurait pu ajouter qu'un gag sur Internet ne manquait pas non plus d'efficacité pour passer à la télé!)

Pour sa part, son fils unique, Dmitri Khil, a le souci, depuis la mort de son père, de peindre de lui un portrait honnête et de rétablir la vérité sur les faits les plus déformés par la presse sensationnaliste de son pays. 

Tous les témoignages que j'ai lus, sauf deux, le décrivent comme un homme le plus souvent souriant, très simple et très généreux, presque un saint. Ami dévoué, mari fidèle, père de famille exemplaire, chrétien dévôt... Eduard Khil n'avait aucun défaut!

Un mystère, je vous dis.

Eduard Khil avant «Monsieur Trololo»...

Loin d'être indigent, Eduard Khil n'était pas non plus très riche. Il ne recevait qu'une pension très modeste qui l'obligeait à travailler pour arrondir ses fins de mois.
 
Il partageait avec sa femme, son fils et son petit-fils, un immense appartement, rempli de souvenirs ramenés de ses voyages et d'instruments de musique (dont trois pianos), dans la Maison Tolstoï. Cet immeuble, l'une des adresses les plus prestigieuses de Saint-Pétersbourg, est sous la protection de l'UNESCO et surplombe la Fontanka. Il possédait aussi une datcha avec une serre et un grand jardin. 

Les questions d'argent l'inquiétaient beaucoup et, sans être avare, il vivait plutôt modestement. La Russie est un pays fragile économiquement et le métier d'artiste, sauf pour les superstars multimillionnaires, est le plus souvent synonyme de précarité. À 70 ans passés, il avait de très bonnes raisons de penser que ses plus grands succès se trouvaient désormais loin derrière lui. Et si une maladie l'avait empêché de travailler, il aurait été obligé de renoncer à son appartement et à sa datcha bien-aimés.
 
Malgré des apparences très rares à la télévision et une couverture médiatique à peu près nulle (sauf en 2004 et en 2009, à l'occasion de ses 70e et 75e anniversaires), Eduard Khil demeurait un chanteur très actif et très apprécié du public. Il se produisait certes sur des scènes parfois très modestes (quand il y avait une scène, ce qui n'était pas toujours le cas), mais il travaillait régulièrement et souvent. Son téléphone sonnait plusieurs fois par jour. Offres d'emploi, invitations à des cérémonies de remise de récompense ou à des galas d'anniversaire pour des collègues et amis... Car des amis, Eduard Khil en comptait beaucoup. C'était l'un des hommes les plus aimés du show-business russe.
 
En 2oo8, six compilations, chacune sur un thème différent, de ses chansons ont paru sur CD. Il y a eu aussi plusieurs compilations de ses plus grands succès.
 
En septembre 2009, à l'occasion de son 75e anniversaire, le président Medvedev l'a décoré de l'Ordre du mérite de la patrie, 4e classe. L'événement a été télévisé. Un documentaire d'une heure est aussi présenté à la télévision.
 
File:Eduard Khil.jpg


Assez souvent, il se produisait au sein du trio qu'il formait avec son fils Dimitri et son petit-fils Eduard, «Khil et fils». Les deux Eduard avaient même chanté en duo lors d'un gala à la télévision russe, en 2007. Eduard I avait alors 73 ans et Eduard II dix ans.



 
Eduard Khil restait un professionnel accompli même dans les endroits les plus humbles et devant les publics les plus tièdes et les moins respectueux. Il gardait le sourire là où d’autres artistes auraient pleuré et il chantait avec autant d’enthousiasme qu’il l’avait fait sur les scènes de quatre-vingts pays, alors qu’il était en pleine gloire, et ce, même quand on parlait et mangeait pendant son spectacle.

Ci-dessous, un exemple malheureux qui date de novembre 2011. On entend distinctement des bruits de voix pendant sa prestation. L'interprétation remplie d'émotion d'Eduard Khil est comme une perle jetée aux cochons...




Très sociable et très actif, Eduard Khil avait une existence très bien remplie. Il jouissait d'une excellente santé et il adorait la vie.
 
Tous les ans, dès l’arrivée du printemps, Eduard Khil et sa femme se rendaient à leur datcha. Comme la nourriture coûtait cher et qu'ils aimaient beaucoup le jardinage, ils cultivaient eux-mêmes leur grand potager sans utiliser de produits chimiques. Ils faisaient aussi pousser des fleurs.

Ses loisirs? La musique, bien sûr, la meilleure consolation pour tous les chagrins (il peut passer des heures à réécrire des partitions musicales). Le dessin et la peinture. La cuisine. Le jardinage et le bricolage. La lecture (il vouait un culte à Pouchkine) et les conversations intellectuelles. Le cinéma (il avait adoré le classique russe Soleil trompeur et Unglorious Basterds de Tarantino). Les visites dans les musées et les longues promenades dans Saint-Pétersbourg, «la plus belle ville de monde, plus belle encore que Paris».

D’une piété profonde (ce qui ne l'avait pas empêché de participer à un opéra rock trash et à thème sado-masochiste où il était revêtu d'une sorte de combinaison en papier alu et coiffé d'un déboucheur de toilettes), il affirmait que le monde serait bien meilleur et les gens bien plus heureux si les Russes suivaient les préceptes de la religion orthodoxe. Il avait fait don de vitraux à l'église de Saint-Pétersbourg qu'il fréquentait assidûment et où il enseignait l'école du dimanche.
 

Lors d'un concert bénéfice pour son église...
 
 
«Monsieur Trololo»...
 
 
 
 
Eduard Khil s'addressant à ses nouveaux fans, en mars 2010.
 
Lorsque la vague « Trololo » déferle dans sa vie en mars 2010, Eduard Khil, même s'il est plutôt vexé d'être devenu une sorte de phénomène de foire (il aurait demandé à son fils: «Est-ce que ça veut dire que tout le monde se moque de moi?»), accepte cette seconde chance inespérée que lui offre la Providence avec un mélange de bonne humeur et de pragmatisme. Car il est bien décidé à tirer tout le profit possible de cette gloire, probablement éphémère, afin d'assurer son avenir et celui des membres de sa famille. 
 
Il se met immédiatement en quête d'un bon imprésario afin d'organiser une série de concerts.
 
Néanmoins, quand il ne sourit pas pour montrer qu’il rit avec ses nouveaux «admirateurs» et qu’il est ravi de ce retour à l’avant-scène du show-business, ses grands yeux bleus se remplissent d’une ironie désabusée et un peu triste. En réalité, il n’a aucune illusion sur ce regain de popularité et l’artiste en lui est déçu qu’on l’acclame plus à cause d’un gag que pour son talent et sa voix, cette voix, certes changée et affaiblie par le temps, mais qui est encore si belle... une voix encore digne des plus grandes scènes du monde.
Un peu songeur entre deux sourires lors d'un hommage à la télévision en 2011,
à l'occasion de son 78e anniversaire.
 




Pour faire plaisir à ses nouveaux fans, il joue le rôle du bon grand-papa un peu simplet qui est si enchanté par sa nouvelle célébrité mondiale qu'il veut que désormais on l'appelle monsieur Trololo ou Trololoman plutôt qu'Eduard Khil. Toutefois, quand il laisse met de côté ce personnage assez loufoque, il laisse paraître un homme très sensible, à l'intelligence aiguë de vieux routier qui en a vu bien d'autres pendant son enfance sous l'occupation allemande et pendant une très longue carrière toute en... montagnes russes.
 


La sagesse et la sagacité du vieil homme qui n'a rien oublié...Lors d'un tournage à sa datcha, en 2010
Grâce au succès mondial de Trololo, ses compatriotes s’intéressent de nouveau à lui et des émissions spéciales rendent hommage à « monsieur Trololo ». Il chante dans des boîtes de nuit où il est accueilli avec enthousiasme par un jeune public qui connaît tous ses vieux tubes.


Eduard Khil et Zoya dans leur appartement, en 2009

L'apothéose de cette seconde gloire est le récital de 50 minutes qu'il a tourné pour la télévision, en décembre 2011, dans une grande salle de concert et avec un orchestre d'une douzaine de musiciens.

La renaissance de la carrière d'Eduard Khil n'aura duré qu'un peu plus de deux ans. Cet homme de 78 ans, qui a l'énergie et la bonne humeur d'un individu de vingt ans de moins, cette force de la nature qui a survécu à tant d'épreuves depuis son enfance et qui a atteint les sommets de son art à force de travail acharné, a un talon d'Achille: l'hypertension artérielle. Comme celle-ci ne lui cause guère d'inconvénients et qu'il se sent en pleine forme, il décide, malgré les objurgations de son épouse et de son fils, de cesser de prendre le médicament qu'on lui a prescrit trois ans plus tôt.

Amant de la nature et fervent de la culture biologique, Eduard Khil a les produits chimiques en horreur et il se méfie des médecins qui ne songent qu'à prescrire des montagnes de médicaments, le plus souvent complètement inutiles, aux personnes âgées.

Sa hantise est de devenir un vieillard qui fait pitié. Il veut rester «Monsieur Sourire» pour son public, le chanteur à la joie de vivre contagieuse et à la voix encore admirable, l'homme  aux yeux pétillants qui affronte les hauts et les bas de l'existence avec un humour et une dignité qui ne peuvent que toucher les gens et, peut-être, les aider un peu à vivre.*

La dernière chanson filmée, en avril 2012, quelques jours à peine avant son AVC.Eduard Khil est resté un grand artiste jusqu'à la fin.
 
Le 8 avril 2012, trois jours avant son départ pour un spectacle à Baden-Baden, c’est la catastrophe. Un AVC laisse Eduard Khil très diminué, avec de graves séquelles au cerveau.
 
(Alors qu'il était dans le coma, une infirmière lui aurait fredonné l'une de ses chansons à l'oreille. Sans ouvrir les yeux, il aurait l'aurait accompagnée d'une voix très faible, à la stupéfaction du personnel présent.)
 
Après un mois et demi de soins intensifs, il s’éteint dans la nuit du 3 au 4 juin 2012, à l'âge de 78 ans.

Les journaux et les télévisions du monde entier annoncent son décès et «tout l’internet est en deuil» de «Monsieur Trololo».

Les vrais admirateurs d'Eduard Khil, eux, se massent par centaines sur le boulevard de Saint-Pétersbourg où passe le cortège funèbre afin de lui rendre un dernier hommage. Des applaudissements l'accompagnent jusqu'à l'église... 




Une croix serait apparue dans le ciel pendant son enterrement.
Un point final extraordinaire à un passage sur terre vraiment hors du commun.
 
Adieu, Eduard Anatolievitch! On vous a tant aimé…
Eduard Khil chante Le ciel et toi:


Note*: un gros zéro à l'imbécile vénal qui l'a photographié sur son lit d'hôpital alors qu'il était inconscient et branché à un respirateur et au magazine qui a publié cette photo. C'est un viol de la vie privée et de la dignité d'un homme qui n'était plus en état de se défendre.